mercredi 18 décembre 2013

BD : "Amours fragiles", une autre histoire de l'Allemagne

Interview de Philippe Richelle publiée sur MODOMIX
Six tomes, ce n'est pas rien ! Amours fragiles, une série de bandes dessinées signée Philippe Richelle (au scénario) et Jean-Michel Beuriot (au dessin), retrace patiemment depuis 2008 quelques années de la vie d'un Allemand ordinaire, pris dans la tourmente de la seconde guerre mondiale. Lors de cet épisode, Martin, le héros, est réquisitionné pour renforcer le front de l’Est, alors que son amour rejoint la Résistance dans le sud de la France. Entretien avec un Liègeois pro-européen, Philippe Richelle ...  
Pourquoi avoir choisi pour cadre de cette bande dessinée la Seconde Guerre mondiale ? Parce que c'est pour vous l'un des épisodes de notre histoire récente les plus révélateurs de la complexité de l'âme humaine ?
Philippe Richelle : C'est l'une des raisons, en effet. Les périodes de crise, et en particulier les guerres, révèlent la face sombre des êtres (mais aussi leur part d'héroïsme). Il est plus facile de se comporter avec dignité quand tout va bien ... La Seconde Guerre a ceci de particulier que, pour la première fois, un peuple a planifié l'extermination d'un autre peuple ... On atteint là le paroxysme de la malignité humaine. Et c'est d'autant plus terrifiant si l'on songe que, parmi les participants à cet effroyable projet, se trouvaient des hommes (et des femmes) tout ce qu'il y a d'ordinaire et de respectable a priori. Les uns étaient mus par l'idéologie (la conviction de la pertinence de l'entreprise), les autres par le simple sens du devoir, du travail bien fait. Au‐delà de cet aspect, mon intérêt pour la Seconde Guerre (et les années qui la précèdent) s'explique, d'une part, par sa proximité dans le temps et, d'autre part, par la difficulté à la décrypter (ce qui rend son étude d'autant plus passionnante).
Un exemple: on ne peut expliquer le succès du nazisme simplement par le charisme d'un dictateur et un contexte économique propice ... Il convient de s'intéresser aussi au côté nocif du nationalisme (un principe politique qui a causé bien des dégâts); à la responsabilité des vainqueurs de 14‐18 qui, en imposant le Traité de Versailles, rendaient tout redressement économique impossible en Allemagne; aux raisons pour lesquelles ces vainqueurs de 14‐18 ne sont pas intervenus plus tôt (par exemple en 1936, quand Hitler a réoccupé la Rhénanie démilitarisée); au soutien que le nazisme a reçu de la part de grandes sociétés multinationales; aux divisions idéologiques des années 30 (pour beaucoup, les fascismes constituaient les meilleurs remparts contre le communisme); à l'eugénisme; à l'antisémitisme, un sentiment largement répandu à l'époque (pas seulement en Allemagne), ce qui explique que les populations se soient finalement assez peu émues des persécutions contre les Juifs...
 En mettant en scène Martin, un jeune Allemand pris dans la tourmente à son corps défendant, avez‐vous souhaité montrer qu'on ne peut reprocher à personne sa nationalité, seulement ses actes ?
Philippe Richelle : Qu'on ne puisse reprocher à personne sa nationalité me parait une évidence. Pourtant, c'est bien ce qui s'est passé au sortir de la guerre, et pendant de longues années, à l'égard des Allemands, les assimilant tous à des nazis. Cet ostracisme sans nuance a généré un sentiment de culpabilité collective qui a perduré jusqu'il y a peu. C'était perdre de vue le fait qu'Hitler avait été porté au pouvoir par un petit tiers seulement des électeurs. Par la suite, un certain nombre d'Allemands se sont convertis, parce que la machine économique se remettait en route, parce que le pays retrouvait une fierté perdue depuis la défaite de 1918 et le traité de Versailles. D'autres citoyens sont restés hostiles au nazisme. Ceux‐ci avaient deux solutions s'ils voulaient échapper à la prison ou au camp de concentration: s'exiler ou faire profil bas ... C'est de ces Allemands‐là que j'ai voulu parler à travers le personnage de Martin : il est viscéralement anti nazi, ses convictions le portent vers l'humanisme, les Lumières, mais il est pris malgré lui dans l'engrenage d'une machine totalitaire qui prohibe toute parole et toute pensée discordantes et sanctionne sévèrement les déviants ...
Martin incarne la destinée tragique de cette Allemagne anti-hitlérienne dont la voix n'a plus pu se faire entendre à partir de 1933 et que l'opinion internationale, voire l'Histoire, ont probablement jugé avec trop de sévérité...
 
A la fin du premier tome, à propos du sort des juifs, votre personnage pensait "Personne n'avait rien dit, personne n'avait bronché ... Personne, pas même moi". Y a‐t‐il des occasions où, encore aujourd'hui, nous devrions avoir ce genre de pensée ?
Philippe Richelle : Bien sûr! Le monde actuel nous offre d'innombrables occasions, non seulement de nous indigner, mais aussi de réagir, lorsque nous le pouvons. Il nous arrive à tous d'être confrontés ‐ par exemple dans le cadre professionnel ‐ à des situations d'injustice. Un choix se pose: nous insurger ou opter pour une docile passivité. J'ai peur que, dans bien des cas, nous ne choisissions la seconde solution ... Au cours des trente dernière années, les liens sociaux et familiaux se sont peu à peu distendus, avec pour conséquence que l'esprit de solidarité s'est étiolé. Nous devrions probablement en retrouver les vertus...
  
Au fond, en explorant sans manichéisme les divisions de l'Europe à cette époque, votre série ne peut‐elle pas être perçue comme un appel à l'union aujourd'hui ?
Philippe Richelle : Jusqu'en 1989, l'histoire de l'Europe se résume essentiellement à des conflits, la Seconde Guerre étant le plus abominable de tous. A partir de 1945, soutenus par les Etats‐Unis, les Européens de l'ouest ont eu la sagesse de faire table rase du passé et de vivre en bonne intelligence. Cette volonté s'est traduite par la création de l'Union Européenne. Nous n'en avions pas fini avec les conflits pour autant puisque, de 1945 à la chute du Mur de Berlin, l'Europe a été divisée en deux blocs idéologiquement antagonistes, et exposée à la menace d'un nouveau conflit majeur. Si l'on veut bien prendre la peine d'étudier notre passé, il paraît difficilement concevable d'être hostile à la construction européenne. Pour ma part, je suis un Européen convaincu ... Ce qui n'abolit pas mon droit à la critique, les institutions européennes et leur fonctionnement n'étant pas exempts de reproches ... La construction européenne est une avancée majeure. Et aujourd'hui, quoi qu' en disent ses détracteurs, elle fait figure de modèle pour d'autres régions du monde, que ce soit sur un plan politique, économique ou social...
Propos recueillis par François Mauger

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