Interview de Philippe Richelle publiée sur MODOMIX
Pourquoi avoir choisi pour cadre de cette bande dessinée la
Seconde Guerre mondiale ? Parce que c'est pour vous l'un des épisodes de
notre histoire récente les plus révélateurs de la complexité de l'âme
humaine ?
Philippe Richelle : C'est l'une des raisons, en
effet. Les périodes de crise, et en particulier les guerres, révèlent la
face sombre des êtres (mais aussi leur part d'héroïsme). Il est plus
facile de se comporter avec dignité quand tout va bien ... La
Seconde Guerre a ceci de particulier que, pour la première fois, un
peuple a planifié l'extermination d'un autre peuple ... On atteint là le
paroxysme de la malignité humaine. Et c'est d'autant plus terrifiant si
l'on songe que, parmi les participants à cet effroyable projet, se
trouvaient des hommes (et des femmes) tout ce qu'il y a d'ordinaire et
de respectable a priori. Les uns étaient mus par l'idéologie (la
conviction de la pertinence de l'entreprise), les autres par le simple
sens du devoir, du travail bien fait. Au‐delà
de cet aspect, mon intérêt pour la Seconde Guerre (et les années qui la
précèdent) s'explique, d'une part, par sa proximité dans le temps et,
d'autre part, par la difficulté à la décrypter (ce qui rend son étude
d'autant plus passionnante).
Un exemple: on ne peut expliquer le succès du nazisme simplement par le
charisme d'un dictateur et un contexte économique propice ... Il
convient de s'intéresser aussi au côté nocif du nationalisme (un
principe politique qui a causé bien des dégâts); à la responsabilité des
vainqueurs de 14‐18 qui, en imposant le Traité de Versailles, rendaient
tout redressement économique impossible en Allemagne; aux raisons pour
lesquelles ces vainqueurs de 14‐18 ne sont pas intervenus plus tôt (par
exemple en 1936, quand Hitler a réoccupé la Rhénanie
démilitarisée); au soutien que le nazisme a reçu de la part de grandes
sociétés multinationales; aux divisions idéologiques des années 30 (pour
beaucoup, les fascismes constituaient les meilleurs remparts contre le
communisme); à l'eugénisme; à l'antisémitisme, un sentiment largement
répandu à l'époque (pas seulement en Allemagne), ce qui explique que les
populations se soient finalement assez peu émues des persécutions
contre les Juifs...
Philippe Richelle : Qu'on ne puisse reprocher à
personne sa nationalité me parait une évidence. Pourtant, c'est bien ce
qui s'est passé au sortir de la guerre, et pendant de longues années, à
l'égard des Allemands, les assimilant tous à des nazis. Cet ostracisme
sans nuance a généré un sentiment de culpabilité collective qui a
perduré jusqu'il y a peu. C'était perdre de vue le fait qu'Hitler
avait été porté au pouvoir par un petit tiers seulement des électeurs.
Par la suite, un certain nombre d'Allemands se sont convertis, parce que
la machine économique se remettait en route, parce que le pays
retrouvait une fierté perdue depuis la défaite de 1918 et le traité de
Versailles. D'autres citoyens sont restés hostiles au nazisme. Ceux‐ci
avaient deux solutions s'ils voulaient échapper à la prison ou au camp
de concentration: s'exiler ou
faire profil bas ... C'est de ces Allemands‐là que j'ai voulu parler à
travers le personnage de Martin : il est viscéralement anti nazi, ses
convictions le portent vers l'humanisme, les Lumières, mais il est pris
malgré lui dans l'engrenage d'une machine totalitaire qui prohibe toute
parole et toute pensée discordantes et sanctionne sévèrement les
déviants ...
Martin incarne la destinée tragique de cette Allemagne anti-hitlérienne
dont la voix n'a plus pu se faire entendre à partir de 1933 et que
l'opinion internationale, voire l'Histoire, ont probablement jugé avec
trop de sévérité...
Philippe Richelle : Bien sûr! Le monde actuel
nous offre d'innombrables occasions, non seulement de nous indigner,
mais aussi de réagir, lorsque nous le pouvons. Il
nous arrive à tous d'être confrontés ‐ par exemple dans le cadre
professionnel ‐ à des situations d'injustice. Un choix se pose: nous
insurger ou opter pour une docile passivité. J'ai peur que, dans bien
des cas, nous ne choisissions la seconde solution ... Au
cours des trente dernière années, les liens sociaux et familiaux se
sont peu à peu distendus, avec pour conséquence que l'esprit de
solidarité s'est étiolé. Nous devrions probablement en retrouver les
vertus...
Au fond, en explorant sans manichéisme les divisions de
l'Europe à cette époque, votre série ne peut‐elle pas être perçue comme
un appel à l'union aujourd'hui ?
Philippe Richelle : Jusqu'en 1989, l'histoire de
l'Europe se résume essentiellement à des conflits, la Seconde Guerre
étant le plus abominable de tous. A partir de 1945, soutenus par les
Etats‐Unis, les Européens de l'ouest ont eu la sagesse de faire table
rase du passé et de vivre en bonne intelligence. Cette volonté s'est
traduite par la création de l'Union Européenne. Nous n'en avions pas
fini avec les conflits pour autant puisque, de 1945 à la chute du Mur de
Berlin, l'Europe a été divisée en deux blocs idéologiquement
antagonistes, et exposée à la menace d'un nouveau conflit majeur. Si
l'on veut bien prendre la peine d'étudier notre passé, il paraît
difficilement concevable d'être hostile à la construction européenne.
Pour ma part, je suis un Européen convaincu ... Ce qui n'abolit pas mon
droit à la critique, les institutions européennes et leur fonctionnement
n'étant pas exempts de reproches ... La
construction européenne est une avancée majeure. Et aujourd'hui, quoi
qu' en disent ses détracteurs, elle fait figure de modèle pour d'autres
régions du monde, que ce soit sur un plan politique, économique ou
social...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire